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Les Tarahumaras et les gâchis du monde extérieur...

Les Tarahumaras et les gâchis du monde extérieur...

Le peuple Tarahumara s’est toujours protégé du monde extérieur. Mais un best-seller paru en 2009 a fait connaître leurs qualités exceptionelles de coureurs de fond, attisant la convoitise des trafiquants de drogues qui les recrutent comme passeurs. 



Camilo Villegas-Cruz évoque avec nostalgie l’heureux temps où il courait dans les profondeurs ombragées des barrancas de Sinforosa. Il appartient à la tribu indienne des Tarahumaras, réputés pour leur agilité et leur endurance à la course. Villegas-Cruz a grandi au gré des compétitions de rarajipari, lors desquelles les concurrents tapent du pied dans un ballon en bois le long d’une piste rocailleuse. Mais, à 18 ans, il a participé à une course totalement différente: il a transporté un sac à dos de plus de 20 kg de marijuana pour le passer en contrebande de l’autre côté de la frontière, dans le désert du Nouveau-Mexique. Aujourd’hui, Villegas-Cruz croupit dans une prison fédérale des Etats-Unis, à Adelanto (Californie). Le parcours de ce jeune athlète devenu contrebandier illustre la façon dont une tribu peu connue, après avoir été catapultée sous les feux de la rampe par un best-seller, est laminée par le triple fléau du trafic de drogues, d’une économie désastreuse et d’une sécheresse persistante.Dans leur langue, les Tarahumaras s’appellent les Rarámuri – les “hommes aux pieds légers”. Leurs capacités physiques remarquables étaient presque ignorées du monde extérieur jusqu’en 2009, date de la parution du livre de Christopher McDougall, Born to Run: a Hidden Tribe, Superathletes, and the Greatest Race the World Has Never Seen [Nés pour courir : une tribu inconnue, des superathlètes et la plus grande course que le monde ait jamais connue], qui a rendu célèbres les Tarahumaras. “En matière de très longues distances, écrit-il, rien ni personne ne peut battre un coureur tarahumara – ni un cheval de course, ni un guépard, ni un marathonien olympique.” Parmi les héros du livre, citons ce champion tarahumara qui a couru 700 kilomètres, ou cet autre qui a remporté un “supermarathon” de 160 kilomètres à Leadville (Colorado) avec une facilité déconcertante. McDougall décrit ce peuple isolé comme “les gens les plus gentils, les plus heureux de la planète”. Le principal message de McDougall, à savoir que la nature a créé les hommes pour qu’ils courent, a trouvé un écho aux Etats-Unis, où Born to Run a eu un énorme retentissement dans le milieu des amateurs de course à pied.


Le livre a déclenché la vogue de la course pieds nus, avec notamment l’utilisation de gants de pieds pour courir.Mais cette histoire édifiante a son revers douloureux. D’après des avocats, des sources policières et certains Tarahumaras, les trafiquants de drogues exploitent désormais la particularité de ce peuple – l’endurance –, qui a été la clé de sa survie. Les mafieux recrutent des Tarahumaras sans ressources et les lancent dans une randonnée éreintante, leur faisant transporter de la drogue de l’autre côté de la frontière avec les Etats-Unis. Les avocats américains du sud-ouest des Etats-Unis affirment que les passeurs de drogues tarahumaras forment une part croissante de leurs clients. Ken Del Valle, un avocat d’El Paso (Texas), dit avoir défendu une bonne dizaine de ces Indiens depuis 2007. Il est impossible d’obtenir des chiffres dans la mesure où les services de police ne font pas la distinction entre les Indiens et d’autres Mexicains, et Del Valle assure que c’est précisément en raison de leurs aptitudes à la course d’endurance que les Tarahumaras sont si souvent recrutés. Les cartels peuvent “les conduire dans le désert et leur dire : ‘C’est parti !’”Jusqu’à récemment, les Tarahumaras étaient en partie protégés par la redoutable géographie de leur région montagneuse. Le paysage est fait de surplombs rocheux, d’à-pics vertigineux et de gorges courant sur plus d’un kilomètre et demi. Pourtant, les Tarahumaras se déplacent parmi les escarpements aussi facilement que s’il gravissaient des marches. Au cours des dernières décennies, exploitants de ranchs, mineurs, bûcherons et trafiquants de drogues se sont de plus en plus rapprochés du territoire traditionnel des Tarahumaras.


Pour ne rien arranger, cette région est frappée par la pire sécheresse de ces 70 dernières années. Même quand le climat est clément, la plupart des Tarahumaras subsistent tant bien que mal, cultivant à peine de quoi survivre. Mais aujourd’hui, les cultivateurs n’arrivent pas à faire pousser la plupart des cultures et, l’hiver dernier, une vague de froid inhabituelle a détruit une bonne partie de ce qu’ils étaient arrivés à planter. Ils se sont donc retrouvés dans une situation désespérée et sont devenus des proies faciles pour les riches barons de la drogue.“On a affaire à des types qui peuvent parcourir 80 kilomètres presque sans eau […]. Ils s’entraînent indirectement pour la contrebande depuis dix mille ans, explique McDougall. C’est tragique et honteux. Voilà une culture qui a fait en sorte de rester à l’écart de ce gâchis, de tous ces gâchis –  les gâchis du monde – et maintenant le gâchis les a rattrapés.”“Je n’arrive même pas à évaluer les répercussions culturelles du trafic de drogues sur les Tarahumaras”, commente Randy Gingrich, un Américain installé à Chihuahua depuis vingt ans. Gingrich passe une bonne partie de son temps dans la Sierra Madre. Son ONG, Tierra nativa, se bat contre les menaces que font peser les mineurs, les bûcherons, les trafiquants de drogues, ainsi que certains projets touristiques, sur les Tarahumaras et sur d’autres ethnies indiennes.


Il raconte qu’un baron de la drogue a chassé les Tarahumaras de leurs terres ancestrales afin de pouvoir construire une piste de ski artificielle gigantesque, avec vue sur les gorges de Sinforosa, profondes de 1 800 mètres. Le trafiquant est mort dans un accident d’avion, emportant son projet avec lui.Dans le village de Guachochi, Ana Cela Palma, une Tarahumara, affirme qu’elle connaît quatre Indiens qui sont devenus burros [passeurs] et ont fait le voyage vers les Etats-Unis pour les cartels. Aucun d’entre eux n’a touché ce qu’on lui avait promis. “Ils ont réussi à revenir, mais en piteux état”, conclut-elle. Palma m’a conduit, à partir d’un village nommé Norigachi, dans une petite vallée paisible, le long d’une route de crête aménagée par des bûcherons. Elle m’explique que “les trafiquants n’ont pas approché les leaders traditionnels des Tarahumaras”, préférant recruter parmi les jeunes, qui à leur tour enrôlent leurs amis. C’est ainsi que son neveu, Alfredo Palma, 29 ans, a été mêlé au trafic. Il a été contacté par un ami tarahumara qui prévoyait apparemment de transporter un chargement pour les trafiquants et voulait de la compagnie. Les comptes rendus de procès aux Etats-Unis font apparaître qu’Alfredo Palma s’est vu proposer jusqu’à 800 dollars pour passer la frontière – une somme qu’un Tarahumara ordinaire ne peut pas espérer gagner en un an. Tandis que Palma et sept autres contrebandiers marchaient dans la nuit froide du désert, traversant la frontière pour se rendre au Nouveau-Mexique, un détecteur à infrarouge les a repérés. C’est la sécheresse qui a poussé Camilo Villegas-Cruz à aller également chercher du travail ailleurs. Son père n’arrivait plus à récolter suffisamment de haricots, de pois et de maïs pour survivre dans leur petite ranchería. Ainsi, en janvier 2009, lorsque Villegas-Cruz et l’un de ses frères ont reçu la visite d’un inconnu leur proposant de les payer 1 500 dollars chacun pour devenir burros, ils n’ont pas tardé à accepter.

Un soir, ils ont passé leurs sacs à dos de 20 kg et se sont mis en route depuis une petite ferme située près de la frontière. Le troisième jour, ils ont été réveillés par le bruit d’un hélicoptère de la police américaine des frontières au-dessus d’eux. Ils ont été arrêtés et accusés de complicité de contrebande, ce qui pouvait leur valoir des peines de vingt ans de prison. Le juge américain de Las Cruces (Nouveau-Mexique) les a relaxés rapidement, les renvoyant au Mexique. Quand Villegas-Cruz est rentré chez lui, ses parents étaient furieux. Sa mère sanglotait. Mais, bientôt, la vie a repris son cours normal. Il a rencontré une fille tarahumara et en est tombé amoureux. Il s’est rendu aux fêtes traditionnelles du tesgüino [bière de maïs]. Il a participé à une course tarahumara de 80 kilomètres, tenant une torche toute la nuit pour éclairer les coureurs qui avançaient en donnant des coups de pied dans un ballon, suivant la tradition. Mais la famille de Villegas-Cruz avait encore du mal à s’en sortir. Il est donc reparti chercher du travail. Il a d’abord planté des chiles [des piments] pour un exploitant, gagnant 10 dollars par jour pour un travail éreintant, sous un soleil de plomb.

Puis on lui a proposé un emploi bien mieux rémunéré. “J’ai un boulot pour toi”, lui a dit un homme surnommé Cholo, se rappelle Villegas-Cruz. “C’est l’affaire de trois jours.”Il connaissait les risques, mais il ne pouvait pas se permettre de refuser une telle somme. Installé à l’arrière d’un pick-up, le jeune Tarahumara a été conduit dans un petit ranch près de la frontière américaine, où les sacs à dos étaient déjà prêts – des sacs de grosse toile entourés de ruban adhésif, pleins de paquets compressés de marijuana. Villegas-Cruz a mis sur ses épaules le lourd chargement et, en compagnie d’autres hommes, est parti dans la nuit avec ses nouvelles chaussures, derrière le guide. Ils ont traversé la frontière une demi-heure plus tard, et n’ont pas tardé à marcher dans le désert du Nouveau-Mexique. Au bout de trois jours, il s’est mis à pleuvoir, et tandis qu’il marchait péniblement sous le poids de son énorme sac à dos plein de marijuana, Villegas-Cruz a glissé et est tombé. Couvert de boue, il a repris sa marche. Le matin du quatrième jour, la police des frontières l’a trouvé, ainsi que deux autres hommes. Villegas-Cruz a plaidé coupable de complicité de possession [de stupéfiants] à des fins de revente, et cette fois il a été condamné à quarante-six mois de prison. “Un jour”, assure-t-il, vêtu d’une tenue de détenu et assis dans une grande salle qui sert habituellement aux audiences du tribunal, “je vais rentrer chez moi et je ne reviendrai jamais ici.”


Source
https://www.courrierinternational.com/article/2012/07/10/l-endurance-des-tarahumaras-mise-au-service-des-cartels